Les îles tatouées sur le coeur: Travailler en plein air

5 min
Texte:
  • Cloé Giroux
Photos:
  • Cloé Giroux
  • Caleb Gingras

Quand un endroit est à la fois ta maison, ton lieu de travail et ton terrain de jeux, tu t’y attaches inévitablement. Aussi démesuré que cela puisse paraître, je pense avoir vécu deux des plus beaux étés que j’aurai la chance de vivre dans ma vie au PB (lire ici « pibi », c’est le petit surnom affectueux qu’on lui donne).

Rencontrer de nouveaux humains et voir se dessiner des sourires sur leurs visages, patrouiller le réservoir en bateau, se salir les mains et accumuler de la terre sous les ongles, aménager des sites de camping durables, réparer des canots, assurer la sécurité des visiteur.euse.s et entretenir des sentiers de randonnée sont des tâches du quotidien pour un.e garde-parc au Poisson Blanc.

Quand on est payé.e.s pour faire ce qui nous fait sentir vivant.e.s, c’est difficile d’être malheureux.se, même avec des caps d’acier dans les pieds (on s’y habitue, promis).

@Cloé Giroux

La petite histoire

Ma grand-mère Nicole a habité 32 années de sa vie dans le petit village de Notre-Dame-du-Laus, là où se trouve le Parc régional du Poisson Blanc. Elle m’a raconté que lorsqu’ils étaient de jeunes adultes, son copain de l’époque et elle partaient en bateau sur le réservoir à toutes les semaines pour nettoyer les îles souillées par le va-et-vient des nombreux vacanciers sans pitié. Dans le palmarès des choses les plus déconcertantes qu’ils ont pu trouver sur les îles : une planche à laver, un vieux matelas de lit double, ainsi qu’un bon nombre de bouteilles d’alcool.

Les îles sur le réservoir étaient accessibles gratuitement, certes, mais elles se dégradaient à vue d’oeil, et pour Nicole, c’était inacceptable. Quand j’ai annoncé à ma grand-mère que je travaillais pour une corporation dont la mission était de veiller à la protection du territoire qu’elle avait tenté de protéger toute sa jeunesse, j’ai vu la fierté dans ses yeux. C’est fou de penser qu’au même âge, à des années d’intervalle, ma grand-mère et moi avons dédié nos étés à la préservation du même territoire.

Premières fois

Lorsque je me suis jointe à l’équipe en 2020, je vivais plusieurs choses pour la première fois : première fois en colocation (vous comprendrez donc qu’habiter loin du nid familial était tout nouveau pour moi), première fois que je devais planifier ma liste d’épicerie de A à Z, première fois que je construisais un escalier de bois sur une île (et que j’apprenais à manier la perceuse), première fois que je transportais autant de seaux de sable dans une pente ascendante, première fois que je creusais un trou de bécosse en écoutant du Bee Gees au beau milieu de nul part, mais c’était aussi la première fois que j’avais la chance d’entendre le bruit de l’eau qui frappe contre les roches tout en étant sur le payroll ou de pouvoir observer autant d’étoiles (outre les autocollants fluorescents à 3$ figés sur le plafond de ma chambre) à tous les soirs avant de m’endormir.

J’ai rapidement pris goût à tout ce qui me faisait sortir de ma zone de confort. À chaque réunion quotidienne du matin, je croisais toujours les doigts pour qu’on m’attribue une mission un peu plus funky que celle de la veille.

L’emploi de garde-parc a su combler mon besoin presque vital de briser la routine ; au PB, les journées-types, on ne connaît pas ça.

Cloé Giroux

Terrain de jeu

Les aiguilles tournent et l’horloge annonce 17h : c’est maintenant l’heure de déchausser ses caps d’acier et de jouer. On se prépare rapidement un petit lunch qu’on emporte sur la plage et on mange une bouchée ou deux entre chaque victoire (ou défaite) au spikeball? On navigue en bateau jusqu’à une paroi d’escalade pour y grimper jusqu’à la tombée de la nuit? On nage jusqu’à la plateforme flottante pour y faire un peu de yoga? On enfile nos souliers de course pour atteindre le plus beau point de vue de la montagne? On passe la soirée à gratter une guitare autour du feu? Les possibilités sont infinies.

Travailler au cœur d’un territoire si immense et presque inhabité nous apprend à développer une immense forme de respect pour celui-ci, et quoi de mieux pour exprimer notre gratitude envers ce territoire que d’en faire notre terrain de jeu? Ici, je n’ai jamais eu besoin de grand chose pour me sentir vivante et comblée : la sensation de l’eau contre mon corps, de la terre et des racines en tambour sous mes pieds et de la roche caressant mes mains abîmées.

Feng Shui

J’ai beaucoup appris et évolué grâce aux personnes qui sont entrées dans ma vie au PB. Plusieurs environnements de travail ont tendance à prôner l’efficacité au-delà du travail minutieux et durable ; travailler au PB te force à déconstruire tout ça.

Il est 8h45, on a la mission d’aller aménager un nouveau site de camping sur le réservoir. On enfile nos bottes, on rapatrie tous les outils nécessaires à l’atelier, on remplit mille et un seaux de sable, on s’approvisionne en eau et hop au bateau. On met le cap vers le sud. On navigue jusqu’à notre destination en laissant le vent frapper notre visage et en saluant quelques canoteurs qui profitent des premières lueurs de la journée. On accoste, on amarre.

Pat (homme rempli de sagesse et de savoirs qui travaille au PB depuis une dizaine d’années) nous explique le plan de match. Chaque décision prise par l’équipe est réfléchie, puisqu’on souhaite aménager le site pour que celui-ci soit le plus durable possible. Chaque exécution est calculée, puisqu’on veut éviter de dénaturer le territoire le plus possible. Comme dirait Pat, il faut que ce soit Feng Shui.

 

Au fil de l’été, on adopte une manière de travailler qui concorde avec les valeurs du parc. En tant qu’équipe, on travaille en symbiose avec un but commun : protéger le territoire tout en le rendant accessible aux adeptes de plein air.

J’ai déjà hâte au prochain été de rires, d’étoiles, de fatigue, de fierté, de sueur, de rencontres, de tisons et d’ampoules sur les talons. Quand l’effervescence de la ville me donne le vertige, je contemple la carte du réservoir tapissée sur le mur de ma chambre d’appartement, et je me dis que bientôt j’y serai. Je me sens chez moi au Poisson Blanc. J’ai hâte de retourner à la maison.

 

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